et l'Expédition du Kon-Tiki: mythe et réalité* Le 7 août 1947, un étrange navire s'écrasait sur le récif corallien de l'atoll de Raroia dans l'archipel des Tuamotu. L'équipage eut la vie sauve et les six Scandinaves aux visages burinés par le soleil et les intempéries plantèrent souvenir une pousse de cocotier qu'ils avaient apportée à bord depuis l'Amérique du Sud. Cette extraordinaire navigation à travers le Pacifique sur un radeau de balsa nommé Kon-Tiki allait avoir un impact durable à la fois sur les milieux éru-dits et la culture populaire. Cinquante ans plus tard, le nom du Kon-Tiki est encore reconnu universellement, et le chef de l'expédition, Thor Heyerdahl, reste à ce jour l'une des personnalités les plus célèbres du XXème siècle. Malgré cette reconnaissance du grand public, les objectifs premiers et les résultats de l'expédition restent quelque peu occultés par le caractère épique de cette aventure. Dans certains secteurs du monde érudit, une longue suite d'informations erronées a créé une sorte de mythe négatif autour du Kon-Tiki et de son capitaine, qui perdure depuis des décennies. Dans cet article nous nous proposons d'analyser la genèse de l'expédition et ses résultats, ainsi que ses effets immédiats et à long terme. Nous espérons que cela mènera à une appréciation plus juste de l'entreprise du Kon-Tiki. Thor Heyerdahl, né en 1914, grandit à Larvik
en Norvège.1 Dans
sa jeunesse, il manifesta un attrait particulier pour le monde
extérieur et les merveilles de la nature. Tout naturellement
il choisit d'étudier la zoologie à l'Université
d'Oslo. Comme il s'intéressait à la biogéographie
insulaire des plantes, des animaux et des hommes et recherchait
une expérience de vie plus proche de la nature, Heyerdahl
débarqua avec sa jeune épouse sur l'île de
Fatu Hiva aux Marquises pour un séjour d'un an, afin d'y
réunir des spécimens zoologiques et faire l'expérience
de la Polynésie.2
C'est pendant ce séjour, en 1937, que Thor Heyerdahl fut
frappé par l'impact des forces naturelles des vents et
des courants océaniques se dirigeant d'est en ouest. Parallèlement,
il eut connaissance de contes indigènes suggérant
que les ancêtres des Marquisiens seraient arrivés
sur ces îles poussés d'est en ouest par les vents
et les courants, un scénario en contradiction complète
avec les thèses scientifiques prédominantes de
l'époque Bien que le lien avec l'Amérique du Sud eût été son premier objet de recherche, Heyerdahl ne rejeta jamais la thèse des origines sud-asiatiques du peuple connu historiquement sous le nom de polynésien. Après avoir passé un an en Polynésie, il se rendit en Colombie Britannique afin d'y rechercher d'éventuelles traces de l'itinéraire qu'il privilégiait, à savoir depuis la Mer des Philippines jusqu'en Polynésie via la côte nord-ouest de l'Amérique. Le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale ralentit ses recherches, mais il n'en publia pas moins la première version officielle de sa théorie sur la composante américaine de la colonisation de la Polynésie. Son article, intitulé "Did Polynesian culture originate in America?" fut publié en 1941 dans une nouvelle et très sérieuse revue nommée International Science. Cette revue ne reparut pas après la guerre, et aujourd'hui peu d'érudits connaissent ce premier article de Heyerdahl qui expose clairement les fondements scientifiques sur lesquels reposera plus tard l'expédition du Kon-Tiki. Dans ce premier écrit il assoit les théories qu'il a par la suite toujours soutenues, à savoir que l'élément sud-américain est un substrat de l'entité polynésienne, et que les populations actuelles sont arrivées sur le territoire polynésien depuis le nord en passant par Hawaii. Après la guerre, Heyerdahl développa ses idées dans un manuscrit érudit intitulé "Polynesia and America a study of prehistoric relations". Il se rendit aux Etats-Unis d'Amérique où son manuscrit reçut un piètre accueil de la part des universitaires à qui il le présenta. La plupart d'entre eux étaient convaincus qu'il se trompait sur un des points fondamentaux: la capacité des navigateurs sud-américains à survivre à la traversée, unique ou répétée, effectuée sur des embarcations considérées comme primitives. Les travaux de S. K. Lothrop étaient souvent cités dans "Aboriginal navigation off the West Coast of South America", celui-ci concluait, en 1932, que les radeaux de balsa remarqués par les premiers découvreurs espagnols auraient absorbé l'eau et coulé bien avant d'atteindre la moindre île du Pacifique. Considérant ceci comme un défi, Heyerdahl lança ce qui allait devenir l'expédition du Kon-Tiki. Ce cas d'école d'archéologie expérimentale allait reproduire, aussi fidèlement que possible, et mettre à l'épreuve un radeau de balsa à voile. L'expérimentation rendrait compte à la fois de la navigabilité de ces embarcations et des forces directionnelles des vents et courants censés les avoir propulsées jusqu'en Polynésie. Sur une assise de gros troncs de balsa récupérés dans la jungle d'Equateur, Heyerdahl commença la construction d'un radeau qu'il nomma Kon-Tiki. Celui-ci quitta le port péruvien de Callao le 27 avril 1947 ayant à bord Heyerdahl et un équipage de quatre compatriotes norvégiens et un Suédois. Le Kon-Tiki se conduisit admirablement, emportant sa cargaison humaine à toute allure et en toute sécurité vers l'ouest à travers le Pacifique. Au fil des jours et des tempêtes, les vagues, énormes pouvaient déferler sur le pont et le traverser de part en part sans que le radeau ne perdît sa rassurante flottabilité. Le 30 juillet, la terre apparut enfin à l'horizon - l'île de Puka Puka de l'archipel des Tuamotu. Une semaine plus tard, après 101 jours de mer; le radeau s'écrasait sur un récif de l'atoll de Raroia. Le Kon-Tiki avait parcouru 4.300 milles nautiques à une vitesse moyenne de 42,5 milles par jour. A part les avaries dues à l'échouage sur le récif, l'embarcation restait navigable et l'équipage était indemne, réfutant ainsi les arguments des sceptiques qui déclaraient impossible une telle traversée. Les nombreuses réactions de la communauté scientifique ne se firent pas attendre. Avant le départ de l'expédition, l'archéologue américain Ralph Linton, disciple de Samuel Lothrop, avait averti Heyerdahl qu'une traversée sur radeau était dangereuse due au fait que les troncs de balsa absorberaient l'eau et couleraient rapidement. Après la traversée réussie, Linton devait à tort déclarer l'expédition sans valeur parce qu'on ne trouvait pas de balsa sur les pentes occidentales des Andes. Afin de réfuter les propos de Linton, Heyerdahl écrivit : "Avant l'expédition du Kon-Tiki, on a dit que, comme les Indiens, nous ne pourrions survivre à une traversée océanique de ce type parce que le radeau était fait de bois de balsa léger et poreux convenant seulement à la navigation côtière puisqu'il absorbait l'eau. Après la réussite de notre traversée, on a dit, tout de suite également, que nous avions réussi parce que notre radeau était fait de balsa, une essence de bois censée maintenant ne pas être connue des Indiens de la côte occidentale de l'Amérique du Sud."3 Encore maintenant, certains affirment que le Kon-Tiki a été conçu sur le modèle d'un radeau postérieur à l'arrivée des Espagnols, avec des voiles post-espagnoles, et que les navigateurs sud-américains faisaient uniquement du cabotage.4 Ces affirmations sont discutables.5 On a critiqué le fait que le Kon-Tiki ait dû être remorqué à distance de la côte avant de pouvoir entamer sa traversée. Or; ce remorquage avait été imposé à Heyerdahl afin d'éviter la circulation portuaire. Deuxièmement, à l'époque on ne savait pas piloter le radeau à l'aide des dérives, et donc dégager le radeau du rivage était une manoeuvre incertaine. Les expériences qui ont suivi ont démontré l'admirable souplesse d'utilisation de ces dérives, et d'autres utilisateurs de radeau après le Kon-Tiki ont pu manoeuvrer directement depuis leur point dc départ par cette méthode. On a également prétendu que l'équipage du Kon-Tiki avait discrédité l'expérience en emportant des équipements de survie modernes tels qu'un radeau de sauvetage, des aliments en conserve et une radio. De tels commentaires semblent ignorer le fait que le but de l'expédition était de tester la navigabilité de l'embarcation et non une épreuve culinaire visant à prouver que des Scandinaves pouvaient survivre avec de la nourriture indigène. Comme le dit Heyerdahl lui-même : "Nous n'avions pas l'intention de nous nourrir de chair de lama ni de patates kumara séchées, car nous ne faisions pas ce voyage pour prouver qu'un jour nous avions été nous-mêmes des Indiens."6 En fait, le minuscule canot de sauvetage était insuffisant pour sauver la vie de six personnes, mais il pouvait être utilisé pour filmer ou pour explorer les sites de débarquement. Sir Peter Buck, l'éminent savant polynésien, fut parmi les premiers à critiquer ce qu'il appelait "cette histoire de radeau du Kon-Tiki... une gentille aventure", disant : "...mais vous n'allez quand même pas appeler ça une expédition scientifique!"7 L'anthropologue finlandais Rafael Karsten prétendit que l'expédition était un canular et que le radeau avait été "spécialement construit, entre autres choses, afin de pouvoir chavirer et se redresser de lui-même". D'autres commentaires insinuaient qu'il y avait eu tromperie: "En général on peut dire que si la moitié de ce qui a été raconté sur cette expédition est vrai, alors c'est un miracle que les navigateurs aient pu s'en sortir. Or, il est bien connu que les miracles sont plutôt rares."8 Un résumé des idées à l'origine de l'expédition, publié par Heyerdahl dans le Geographicl Journal, suscita une vigoureuse réaction de la part du savant autrichien Robert Heine-Geldern.9 Celui-ci défendait également la thèse des relations transocéaniques avec le Nouveau Monde, mais d'ouest en est, d'Asie vers les Amériques. On peut admettre, soutenait-il, que les Polynésiens aient pu visiter le Nouveau Monde mais pas dans le sens inverse. Quoi qu'il en soit, le public international fit un triomphe au livre sur l'expédition du Kon-Tiki qui se vendit à plusieurs millions d'exemplaires et fut traduit dans plus de 50 langues. Le film sur le Kon-Tiki fut également très populaire. Ce film, adroitement monté à partir des prises de vue d'une caméra manuelle ordinaire, remporta l'Oscar du meilleur documentaire en 1950. Bien que décrivant les fondements théoriques du projet, le film comme le livre mettaient l'accent principalement sur l'aspect aventureux de l'expédition. Il est possible que, dans l'esprit de certains lecteurs, ceci ait involontairement occulté l'importance des motivations scientifiques de l'expédition. A tous les sceptiques du monde scientifique Heyerdahl promit une explication exhaustive de ses théories dans un livre intitulé American Indians in the Pacific: the scientific theory behind the Kon-Tiki Expedition. Ce gros livre - plus de 800 pages de caractères serrés et plus d'un millier de références érudites - devait exposer ses idées dans le détail. Comme on pouvait s'y attendre, le livre, tout comme l'expédition elle-même, fit l'objet de critiques très diverses. L'ethnologue français Alfred Métraux, qui antérieurement avait traité Heyerdahl de "mauvais savant", fit par la suite une critique élogieuse de son livre American Indians in the Pacific et se déclara particulièrement impressionné par son approche interdisciplinaire du sujet.10 D'autres ne furent pas si élogieux.11 Heyerdahl n'esquiva pas les débats savants et donna pendant l'été 1952 des conférences sur ses thèses devant le 30e Congrès Américaniste International à Cambridge12 et le 4e Congrès International d'Anthropologie et d'Ethnologie à Vienne. Dans les années qui suivirent, il fit fréquemment des exposés lors de nombreux forums de même nature, lesquels, pour la plupart, furent publiés dans les comptes-rendus de ceux-ci ou dans les volumes de ses oeuvres complètes. De plus, il était fréquemment invité à s'exprimer devant des sociétés savantes. L'oeuvre de Heyerdahl fut pour la première fois reconnue officiellement en 1950 lorsque la Société Suédoise d'Anthropologie et de Géographie lui attribua la médaille Anders Retzius. Il reçut ensuite, et reçoit encore, de nombreuses autres récompenses, décorations et diplômes pour l'ensemble de son oeuvre. Il fut également élu membre de l'Académie des Sciences de New York, de celles de Norvège et de l'Union Soviétique. En 1961, l'Université d'Oslo l'honora du titre de docteur. La même année, Heyerdahl prononça un discours devant le 10e Congrès du Pacifique tenu à Honolulu en 1961. Lors de ce Congrès une résolution fut adoptée qui reconnaissait l'apport sud-américain à la préhistoire du Pacifique: "L'Asie du Sud-est et les îles proches constituent une source majeure de données concernant les peuples et cultures des îles du Pacifique il en est de même pour l'Amérique du Sud à l'autre extrémité du Pacifique, ou la recherche progresse plus rapidement".13 Cette déclaration semble être restée lettre morte pour beaucoup de savants. Encore aujourd'hui de nombreuses idées fausses subsistent au sujet l'expédition du Kon-Tiki, l'une des plus mal fondées étant qu'il s'agirait d'une opération de publicité montée par un navigateur amateur ou professionnel cherchant à se faire valoir. Dans une publication importante et relativement récente, un archéologue américain de premier rang fait référence à Heyerdahl en ces termes: "un marin professionnel... prédisposé de par sa formation et son expérience à pratiquer une approche de navigateur plutôt que de linguiste (de ses théories polynésiennes)."14 Or, au moment de l'expédition, Heyerdahl, qui savait à peine nager, n'avait pratiquement aucune expérience de navigation, et un seul membre de l'équipage, Erik Hesselberg, pouvait prétendre être un marin compétent. Une autre conception erronée est celle selon laquelle Heyerdahl penserait avoir prouvé, grâce à l'expédition, que des contacts avaient réellement eu lieu entre l'Amérique du Sud et la Polynésie. Ceci est un non-sens. L'expédition a seulement clairement démontré la possibilité de tels contacts, en réfutant l'idée reconnue selon laquelle les embarcations primitives sud-américaines auraient été incapables de survivre à une traversée océanique.15 La notion erronée qui est peut-être la plus répandue parmi les savants est celle selon laquelle Heyerdahl penserait que les Polynésiens sont des Sud-Américains. Une approche attentive de ses idées sur le sujet montrera qu'en effet il plaide clairement en faveur d'une influence et de populations sud-américaines présentes dans le Pacifique, dans certains cas comme un substrat pré-polynésien. Comme je l'ai dit plus haut, il défend l'idée que les Polynésiens sont en effet originaires d'Asie du Sud-Est, mais il propose un itinéraire différent et une direction contraire aux idées conventionnelles: un itinéraire allant de l'Asie du Sud-Est, en suivant les courants et les vents jusqu'en Polynésie via la côte nord-ouest de l'Amérique. Cette thèse concernant la côte nord-ouest est beaucoup moins connue que les éléments sud-américains mis en relief par le Kon-Tiki ainsi que par certaines autres expéditions archéologiques de Thor Heyerdahl par la suite. Heyerdahl n'en resta pas là et poursuivit ses recherches sur les origines possibles des populations du Pacifique. Il n'existait à l'époque encore aucune preuve archéologique d'une navigation sud-américaine depuis les côtes jusqu'au coeur du Pacifique. En 1953 Thor Heyerdahl mena la première expédition archéologique aux îles Galapagos, à 600 miles des côtes de l'Equateur; il y trouva sur différents sites, une importante quantité de poterie aborigène de l'Amérique du Sud précolombienne.16 Ces vestiges lurent formellement identifiés comme tels par les experts de la Smithsonian Institution, les plus éminents du monde en matière de poterie de la côte nord-ouest de l'Amérique du Sud.17 Ces découvertes semblent indiquer que des navigateurs pré-européens auraient pour le moins survécu à des traversées océaniques aussi loin de leurs côtes et qu'ils auraient peut-être même fait des allers et retours réguliers sur leurs vaisseaux. Ce travail important effectué sur les Galapagos est soit peu connu, soit généralement ignoré. On n'en trouve aucune trace dans une récente étude récapitulative de la préhistoire sud-américaine qui dit: "Il n'y a aucune preuve d'une utilisation ou d'une occupation des îles Galapagos par des aborigènes. De plus, on ne sait pratiquement rien des anciennes méthodes de navigation."18 A leur retour des Galapagos, les membres de l'expédition firent une expérience intéressante. Ils construisirent un petit radeau de balsa et placèrent six dérives, ou guaras, entre les troncs. Les premiers observateurs européens avaient remarqué que ces dérives étaient utilisées pour la manoeuvre des vaisseaux sud-américains. Or, elles avaient bien été incorporées à la construction du Kon-Tiki, mais, à l'époque, Heyerdahl et ses compagnons ne connaissaient pas bien leur usage et n'étaient capables de les utiliser ni pour naviguer ni pour éviter un échouage sur un récif de corail. Cependant, l'expérience menée sur le petit radeau démontra qu'en actionnant les guaras vers le haut puis vers le bas, on parvenait à manoeuvrer le radeau adroitement dans n'importe quelle direction, indépendamment du vent ou même contre lui.19 Il convient ici de souligner le nombre d'imitateurs du Kon-Tiki suscités par la réussite de cette expédition. Bien qu'un ou deux d'entre eux aient échoué, la plupart réussirent, qu'il s'agisse de radeaux de balsa faisant la traversée du Pérou vers l'Australie, ou encore d'une expédition comprenant toute une flottille de ces petits radeaux.20 En 1988, un aventurier espagnol navigua du Pérou jusqu'aux Marquises sur un bateau de roseau en 57 jours et poursuivit jusqu'à Tahiti. Les expéditions sur radeau de balsa et bateau de roseau se poursuivent encore à ce jour. En plus des traversées océaniques à partir de l'Amérique du Sud, il y a eu un certain nombre d'expéditions qui voulaient être une sorte de réponse au succès du Kon-Tiki. Eric de Bisschop tenta sans succès de démontrer qu'un radeau pouvait naviguer d'ouest en est sur le Paciflque.21 Des cousines plus récentes et plus célèbres de l'expédition du Kon-Tiki furent celles qui expérimentèrent de grandes pirogues polynésiennes reproduites sur le modèle ancien, telle Hokule'a.22 Tout comme celle du Kon-Tiki, ces expériences permettent des exercices stimulants et utiles dans le domaine de l'archéologie expérimentale, tout en étant soumises aux mêmes normes de validation. Après l'expédition des Galapagos, Heyerdahl en mena une autre sur l'île de Pâques en 1955/56. Avec une équipe internationale d'archéologues de Norvège, des Etats-Unis et du Chili, l'expédition effectua les toutes premières fouilles scientifiques sur l'île. Les résultats de l'expédition furent consignés dans deux gros volumes de rapports publiés en 1961 et 1965 par Heyerdahl et Edwin Ferdon, membre de l'expédition. Ces rapports fourniront un important support aux nombreuses fouilles archéologiques entreprises sur l'île de Pâques dans les décennies suivantes. Un troisième ouvrage d'Heyerdahl, The Art of Easter Island, publié en l975, devait compléter ce travail. Heyerdahl écrivit aussi un livre populaire sur l'expédition, intitulé Aku-Aku. Comme le Kon-Tiki, Aku-Aku connut un énorme succès populaire.23 Pendant les années 60, Heyerdahl poursuivit ses recherches sur la Polynésie tout en écrivant plusieurs articles scientifiques et faisant des communications lors de congrès archéologiques internationaux. Une collection de certains de ses ouvrages devait être publiée en 1968 sous le titre de Sea Routes to Polynesia. Les recherches sur l'île de Pâques furent poursuivies dans les années 80 par Heyerdahl et le Musée du Kon-Tiki, ainsi que des travaux sur le site de Tucume au Pérou entre 1988 et 1993.24 Des découvertes faites sur ce site semblent confirmer que l'importance de l'ancienne culture maritime du Pérou a peut-être été jusqu'à maintenant lamentablement sous-estimée, et plusieurs trouvailles semblent fournir un lien avec l'île de Pâques. Si l'on examine l'oeuvre de Thor Heyerdahl, à commencer par l'expédition du Kon-Tiki, on y distingue une méthodologie de recherche qui lui est très personnelle. Son approche est interdisciplinaire et il ne recule nullement devant l'expérimentation pratique, qu'il s'agisse de reproduire et mettre à l'épreuve des embarcations anciennes ou de rechercher des solutions à des problèmes tels que, par exemple, la sculpture et le transport des moai de l'île de Pâques. Un autre trait significatif de sa méthode consiste à montrer considération et respect pour les traditions locales, qu'il considère comme des sources d'information historique potentiellement importantes.25 En outre, lorsqu'il lance un projet de recherche archéologique, il a recours à des archéologues de terrain professionnels pour effectuer les fouilles et les encourage à tirer leurs propres conclusions.26 Enfin, l'approche de Heyerdahl est celle d'un penseur indépendant qui n'a pas peur de prendre position contre la majorité s'il sent qu'il est sur la bonne voie. Pour conclure: Cinquante ans après l'expédition, le Kon-Tiki est encore vivant et la plupart des archéologues, qu'ils soient avertis ou non maintiennent des positions affirmées sur le sujet. Le radeau lui-même est exposé au Musée du Kon-Tiki à Oslo, en Norvège. Le Musée est un élément positif et durable de l'héritage de cette expédition et sert aujourd'hui comme centre de recherche sur la préhistoire du Pacifique. Il renferme une extraordinaire bibliothèque polynésienne et a parrainé de nombreuses expéditions archéologiques d'importance.27 Le Kon-Tiki est aussi toujours vivace dans la culture populaire. Son nom a été donné à toutes sortes de produits et de services, dans le but de leur apporter une connotation d'aventure ou une atmosphère du Pacifique Sud. Aujourd'hui, on trouve le nom du Kon-Tiki associé à des écoles de plongée en Thailande et aux Philippines, à des matériels d'énergie solaire en Slovénie, à une marque de camping-car et à un modèle de voilier, une agence de voyages en Yougoslavie, à des groupes scouts aux Pays-Bas et en Afrique du Sud, à des pubs aux îles Vierges et en Arizona, à des glaces en Espagne, à une station touristique à Fidji et à un hôtel en Turquie, sans parler d'une longue liste de poèmes et de chansons, et même des variétés de raisin baptisées Kon-Tiki.28 Thor Heyerdahl n'est nullement impliqué dans ces entreprises commerciales. En fait, dans la période immédiatement postérieure à l'expédition, puis dans les décennies qui l'ont suivie, Heyerdahl a renoncé à en tirer une fortune personnelle non négligeable en refusant toute forme de parrainage commercial, quel qu'il fût. Sa grande intégrité lui a toujours interdit de faire quoi que ce soit à des fins lucratives et il a constamment réinvesti dans la recherche archéologique une grande partie des gains provenant de ses magnifiques ouvrages. Il a lui-même financé ses expéditions ultérieures, aux Galapagos en 1953, sur l'île de Pâques en 1955-56, ainsi que d'autres projets scientifiques, avec les revenus de ses travaux antérieurs Malgré les critiques toujours présentes, le public ainsi qu'un nombre considérable de savants continuent d'admirer Thor Heyerdahl et son oeuvre, et il est sans aucun doute l'un des anthropologues vivants les plus honorés et les plus décorés. Au Pérou, par exemple, où ses idées étaient jadis tournées en ridicule, il a reçu deux titres de docteur honoris causa des universités de Lima, et l'Instituto de Estudios Historico-Maritimos s'est honoré de publier son ouvrage sur la navigation dans le Pérou ancien.29 De nouvelles découvertes archéologiques au Pérou, ainsi que des études portant sur des vestiges ostéologiques humains de l'île de Pâques,30 font reconsidérer la thèse de possibles influences sud-américaines dans le Pacifique. En outre, on s'intéresse à nouveau à l'idée d'un lien entre la zone nord-ouest américaine en bordure du Pacifique et la Polynésie. Thor Heyerdahl demeure aujourd'hui l'une des figures les plus
populaires et les plus admirées de notre temps, celle
d'un homme qui symbolise, pour le grand public, l'aventure scientifique
de même qu'un sens de l'honnêteté personnelle,
dans un monde qui manque particulièrement de modèles
positifs vivants. Sa vie d'aujourd'hui a dépassé
le cadre de l'expédition du Kon-Tiki: il milite
en faveur de la paix mondiale, de l'exploration scientifique
et d'un environnement mondial sain. Ses ouvrages ont inspiré
plusieurs générations, leur insufflant la passion
de la science, de l'exploration et du passé humain. * Publié en Bulletin de la Societe des Etudes Oceaniennes 275 (Septembre 1997) pp.22-35. Donald P. Ryan Notes: 1 Les biographies de
Heyerdahl incluent: Evensberget 1994, Jacoby 1968, et Ralling
1990. Bibliography: Bahn, Paul et John Flenley Bisschop, Eric de Bruhns, Karen O. Chapman, Patrick and George W. Gill Danielsson, Bengt Evensberget, Snorre Finney, Ben R. Firth, Raymond Heine-Geldern, Robert Von Heyerdahl, Thor Heyerdahl, Thor and Edwin N. Ferdon, Jr., editors Heyerdahl Thor, Daniel H. Sandweiss, and Alfredo Narvaez Heyerdahl, Thor, Daniel H. Sandweiss, Alfredo Narvaez and
Luis Milliones Heyerdahl, Thor and Arne Skjolsvold Jacoby, Arnold Linton, Ralph Lothrop, Samuel K. Ralling, Christopher Rouse, Irving Skjolsvold, Arne, editor Smith, Carlyle S. Tuthill, Leonard, editor
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